« Pour moi, le fait marquant de toute cette période liée à la guerre correspond au jour où nous sommes allés déterrer les cadavres des hommes juifs massacrés à Souleiou afin de leur donner une sépulture digne. J’avais 18 ans. Nous sommes partis une dizaine de personnes depuis Sainte-Foy et nous avons retrouvé ces corps - un spectacle horrible qui m’a profondément marqué -. Un simple détail, l’un d’eux portait des bretelles ; quand nous avons soulevé la bretelle, la chair a suivi.
Notre très nombreuse famille - nos parents avaient 6 enfants sous l’Occupation - a eu beaucoup de chance : nous en avons tous réchappé grâce aux Foyens qui nous ont protégés, grâce à des gens comme Lamothe et Décombe. Je suis né à Sainte-Foy comme tous mes frères et sœurs. Mon père, David, né en 1903, est venu du Maroc à l’âge de 17 ans pour s’installer ici. Il était originaire de Demnate, dans le Sud, près de Ouarzazate. Sa famille avait disparu à la suite d’une épidémie de typhus. A l’âge de 7 ans, il s’est retrouvé seul, sans aucune ressource. Avec un ami, il survivait grâce à quelques vaches dont ils vendaient le lait. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé en France pour fuir la misère. Il a d’abord épousé une personne catholique de la région ; il habitait Bordeaux et parcourait les marchés pour vendre des vêtements. Sa femme a profité de son absence pour tout liquider. Ruiné, il a réussi à se remonter grâce à la confiance de ses fournisseurs. Il a divorcé et ensuite, comme beaucoup de Juifs, est allé chercher femme en Algérie grâce à une entremetteuse. Il a choisi ma mère au premier coup d’œil. Israélite comme lui, Rachel était née Hazan en 1905. Ils sont venus assez vite s’installer à Sainte-Foy, vers 1925-26.
Une anecdote qui en dit assez sur les hasards de l’existence : en gare de Sainte-Foy, il y avait une commissionnaire chargée de transporter les bagages, dont de grandes panières à vêtements destinés à la vente. Cette brave femme avait pris mon père en affection ; elle admirait sa puissance de travail. Mère du milicien Binard, elle a interdit à son fils de porter atteinte à mon père. Imaginez ce paradoxe d’une mère fustigeant son fils milicien afin de protéger un Juif.
La boutique Chez David, à la renommée du vêtement se trouvait place de la Mairie. Beaucoup appelaient mon père « le Négro ». Il laissait faire. Pour tout le monde, il était « David ». Progressivement, il avait créé plusieurs magasins, à Sainte-Foy d’abord, puis à Castillon et Sauveterre ; son affaire marchait bien.
Mes parents étaient, je crois, très aimés. Pendant la guerre, nous étions 6 enfants - comme je l’ai déjà dit - et ce n’était pas facile de les cacher ! Ma dernière sœur est née en 1948 si bien que nous étions une grande fratrie, 5 filles et 4 garçons.
J’allais au lycée [qu’on appelait alors le collège NDLR], et nous les jeunes, étions heureux à Sainte-Foy sous l’Occupation, sans forcément nous rendre compte de ce qui se passait. Un jour par exemple, des gens sont venus avertir mes parents : « Nous avons vu votre fils faire le tour de la cité en side-car avec un Allemand ! ». On était inconscient. Pourquoi ce soldat m’avait-il embarqué à bord de sa machine ? Sans doute lui rappelais-je son fils ?
En 1943 ou 1944, mes deux sœurs, Huguette et Jacqueline, avaient été placées dans un couvent à La Force. Avec mon frère Claude, nous sommes allés au collège public de Belvès en Périgord. A ce sujet, Jean Lamothe me rapporte cette anecdote : le père Besse nous avait emmenés en voiture, mais au retour, il a voulu rouler sans phares pour passer inaperçu et il s’est mis au fossé ! Une fois, alors que j’étais sur une terrasse dominant la campagne avoisinante, j’ai vu un soldat allemand mettre en joue deux jeunes maquisards qui s’enfuyaient et abattre l’un d’eux.
Mes frères Max et Albert sont restés cachés quelques semaines chez Jean Lamothe justement.
« A la fin de la guerre, toute la famille s’est réunie du côté de Tonneins chez des amis qui nous avaient recueillis. Il s’agissait de la ferme Matalène. Nous y sommes arrivés le jour où les jeunes de Santé navale sont passés en bloc à la Résistance. Les Allemands étaient tout près de nous. Ainsi, alors que je servais d’estafette entre des groupes de résistants, je rencontre un jeune soldat allemand de mon âge, fort sympathique - la Wehrmacht manquait alors de soldats et recrutait parmi la jeunesse - et on a discuté ; j’avais appris l’allemand au collège. J’étais tout à fait inconscient parce que je portais sur moi un message compromettant. Je ne sais plus le nom de ces réseaux de partisans. J’ai correspondu après guerre avec le fils des fermiers qui était de mon âge.
En fait, nous n’étions pas vraiment à l’abri dans la mesure où le maquis était très actif ; les maquisards tendaient des embuscades au lieu-dit la Moncobette, dans une cuvette, sur une route qui menait à Tonneins.
Après leurs attaques « surprise », ils se repliaient en général vers la ferme. On partait avec des résistants qui avaient une voiture de sport, une Georgira. Ils allaient mitrailler les postes allemands et repartaient à toute vitesse. Ces gars étaient courageux. Nous étions vraiment en contact avec la Résistance. J’aurais voulu faire reconnaître cette famille comme « Juste » parce qu’ils ont pris un risque énorme en nous hébergeant. C’était doublement courageux.
Lorsqu’on est jeune, on voit cela comme un jeu, en réalité, ce n’était pas un jeu du tout.
A la Libération, nous sommes revenus à Sainte-Foy. Jean Lamothe m’a amené revoir l’école maternelle, l’école primaire et l’école supérieure qui était dirigée par le père Herpe pendant la guerre.
Par la suite, nous sommes allés faire nos études supérieures sur Bordeaux où nous habitions désormais. En effet, mon père avait un magasin sur Bordeaux et a fait, quelque temps, la navette entre les deux villes. Il a gardé Sainte-Foy parce qu’il devenait vieux, mais il a fini par abandonner son commerce. Après le décès de mes parents, le magasin a été donné en héritage à mon frère Claude et à moi-même. Claude a fait de mauvaises affaires, s’est endetté si bien que le commerce a été vendu aux Domaines. J’ai reçu 50% du montant de la vente et l’État 50%.
J’ai gardé des contacts étroits avec les Foyens, particulièrement avec MarcelDécombe et Jean Lamothe. Tous les ans, je venais faire le tournoi de tennis de Cléret, je passais quelques tours et me faisait battre inévitablement. Madame Décombe me consolait de mes défaites avec un bon repas. Nous sommes restés amis de manière inaltérable. C’étaient des gars super qui sont restés fidèles à leurs idées toute leur vie. Du reste, lors des obsèques de Marcel Décombe, il y avait un monde fou, ce qui montre l’attachement de la population à cette personnalité.
« Les Bouaknin ont joué le rôle de plaque tournante pour les familles israélites réfugiées à Sainte-Foy. Mes parents aidaient tout le monde, comme ils pouvaient.
J’ai quelques souvenirs, dont Monsieur Kahn ainsi que les jumeaux Raswin.Ces derniers venaient de Lorraine ; ils ont suivi l’exode et sont repartis à Metz après la guerre. Je peux citer aussi parmi les Lorrains, la famille Jacob. Aujourd’hui, le père est décédé. Sa fille, Françoise, s’est mariée à Saint-Dié où ils avaient une usine de confection de vêtements de sport.
Monsieur Alambic que l’on appelait « Alambic-pèse-alcool », et dont j’ignore l’origine. Les Oungre, originaires de Metz eux aussi, venaient souvent à la maison, Pour nous, Simon était « Toto » ; je l’ai revu en Lorraine ainsi que sa sœur.
Ma mère avait trouvé au bord de la route, un vieux Monsieur Gompel ; il allait à Sainte-Foy à pied, le pauvre. Ma mère, toujours très efficace, l’a déshabillé, lui a fait prendre un bain et l’a aidé à s'apprêter. Par la suite, il est venu régulièrement manger à la maison. Un dénommé Meyer aussi sur lequel je ne sais rien de précis, même chose pour la famille Rappoport.
Pendant la guerre le rabbin Bloch à la synagogue de la communauté - pensez que nous étions au départ en zone libre - m’a aidé à préparer Bar Mitzva, la « communion » israélite qui, à l’âge de 13 ans, marque le passage de l’enfance à l’âge adulte. Je l’ai faite avec Marcel Tolub, mon meilleur copain. Pour nous amuser, nous récitions les prières en hébreux à haute voix dans les rues de Bergerac pour faire les intéressants. Nous allions tous les jeudis à Bergerac et là, nous achetions des timbres que l’on revendait ensuite aux camarades !
« En ce qui concerne le massacre de Souleiou, au Fleix, je ne sais rien de précis sur les responsables. Quelque temps auparavant, nous savions qu’il risquait d’y avoir une rafle. Ce massacre ne représentait rien de concret pour nous les jeunes.
Ce n’est qu’ensuite que nous avons réalisé l’intensité du fait. Ce n’est qu’après coup que l’on se rend vraiment compte de sa signification. »
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